200 ans de mondialisation
Dans certains domaines clés comme la finance ou le
marché du travail, l'économie était plus mondialisée à
la fin du XIXe siècle qu'aujourd'hui. L'histoire
économique nous fournit des enseignements utiles sur les
développements actuels.
Courrier de la planète :
Qu'est-ce que les économistes entendent exactement quand
ils parlent de "mondialisation" ?
Kevin O'Rourke : D'un point de
vue technique, les économistes désignent par
"mondialisation" l'intégration des marchés des
marchandises, des capitaux et du travail. C'est-à-dire
la facilité croissante avec laquelle les marchandises,
les flux financiers et la main-d'œuvre franchissent les
frontières. Il me semble que le terme "mondialisation"
n'est pas très utile, tellement il recouvre de réalités
différentes selon les auteurs. C'est pourquoi je préfère
évoquer séparément chacune des dimensions de la
mondialisation : le commerce des marchandises et
les transferts de main-d'œuvre et de capitaux. Par
exemple, après la Seconde Guerre mondiale, les
institutions de Bretton Woods qui ont mené à la
signature du Gatt ont contribué à l'intégration du
commerce des marchandises et ont, dans le même temps,
institutionnalisé le contrôle des capitaux, une autre
dimension de l'intégration économique.
Au-delà de cette définition purement économique, il
existe d'autres dimensions de la mondialisation :
les échanges culturels, les efforts en faveur d'une
gouvernance internationale, comme l'établissement d'une
Cour pénale internationale, etc. Ces dimensions plus
politiques sont tout aussi importantes que les seules
dimensions économiques.
Cdp : Vous estimez que la
mondialisation n'a réellement décollé qu'au début du
XIXe siècle. Quels sont les arguments qui militent en
faveur de cette thèse ?
K. O'R. : Le XIXe siècle a
connu une véritable explosion du commerce mondial :
il équivalait en 1800 à 1 % des revenus mondiaux, pour
atteindre 8 % en 1913 (voir ci-dessous).

Plus important encore, à partir du XIXe siècle, on
observe une convergence des prix sur différents marchés.
Par exemple, les prix du blé aux États-Unis et en
Grande-Bretagne deviennent similaires à la fin du
XIXe.
La convergence des prix représente un des meilleurs
indicateurs pour mesurer le niveau d'intégration
économique. Si des écarts existent entre différents pays
sur les prix d'un même bien, cela signifie que les coûts
de transport et/ou les barrières au commerce demeurent
élevés. Certes, on pourra toujours objecter, et c'est
juste théoriquement, que la convergence des prix peut
s'observer sur des marchés complètement distincts, à
partir du moment où le niveau de l'offre et de la
demande est identique sur ces différents marchés. Mais
en réalité, quand on observe la convergence des prix,
cela indique qu'il y a intégration économique.
Sur le marché des capitaux, on observe une tendance
similaire à ce qui se passe sur le marché des
marchandises : le montant des flux augmente
considérablement tout au long du XIXe siècle et on note
une convergence des taux d'intérêt, signe d'intégration
des marchés financiers.
Enfin, en ce qui concerne le marché du travail, on
constate qu'au début du XIXe siècle, les flux de
main-d'œuvre concernent essentiellement l'esclavage. Ce
sont donc des migrations involontaires, alors qu'à la
fin du XIXe on fait face à des flux migratoires
volontaires massifs.
Toutefois, cette théorie selon laquelle le XIXe
siècle constitue le grand commencement de la
mondialisation reste controversée. Un certain nombre
d'historiens considère qu'il y a eu beaucoup d'échanges
entre les continents bien avant le XIXe siècle. Ce qui
est vrai : avec les voyages des grands navigateurs
à partir de la fin du XVe siècle il y a eu énormément
d'échanges de plantes, de maladies, d'or, d'argent,
etc.
Mais le phénomène de mondialisation qui s'opère au
XIXe siècle est qualitativement différent et les
échanges sont beaucoup plus profonds et ont plus
d'impacts. Par exemple, au XIXe siècle, la
mondialisation est suffisamment avancée pour avoir des
répercutions sur la répartition des revenus partout dans
le monde. D'où les réactions politiques pour tenter de
limiter le phénomène de mondialisation. On ne constate
rien de tel au XVIIIe siècle. Certes, à cette époque,
vous verrez bien un industriel français se plaindre de
la concurrence d'un anglais, mais les conséquences sont
beaucoup plus limitées.

Cdp : Quelles sont les grandes
différences entre les deux périodes de mondialisation,
de 1820 à 1913 puis des années 1950 à nos
jours ?
K. O'R. : Ces deux périodes ont
vu une augmentation de l'intégration des marchés des
marchandises et des marchés de capitaux. L'intégration
des marchés financiers que l'on constate après la
Seconde Guerre mondiale ne surpasse pas le niveau
atteint à la fin du XIXe siècle, contrairement au
commerce qui est plus intégré aujourd'hui qu'à la fin de
la période précédente de mondialisation.
Entre ces deux périodes, les causes de l'intégration
sont différentes. En particulier pour les échanges de
marchandises : il y a cent ans, la cause principale
de l'intégration de ces marchés a été la chute du coût
des transports (voir ci-contre). Ce sont les
développements technologiques qui ont joué : les
chemins de fer, les bateaux à vapeur, l'ouverture des
canaux de Suez et de Panama.
Au cours du XXe siècle, les raisons ont été beaucoup
plus politiques, avec notamment la signature des accords
commerciaux multilatéraux du Gatt puis de l'Organisation
mondiale du commerce (OMC).
L'intégration des marchés financiers au XIXe siècle
s'explique par le développement des technologies de
communication. L'apparition du télégraphe dans les
années 1850 et 1860 a complètement dopé les marchés
financiers. Avant cela, les nouvelles prenaient dix
jours pour traverser l'Atlantique ; il fallait donc
être patient pour opérer ses ordres d'achat ou de vente
entre les Bourses de New York et de Londres… Avec le
télégraphe, les nouvelles circulent en une journée, ce
qui a pu rendre possible la spéculation et un arbitrage
plus efficace.
Enfin, pour le marché du travail, il est communément
admis qu'il était bien plus intégré il y a cent ans
qu'il ne l'est aujourd'hui où nous connaissons une plus
forte régulation de l'immigration. On n'a jamais
retrouvé le niveau des flux migratoires de masse du XIXe
siècle vers des pays comme le Canada, l'Argentine ou les
États-Unis. Dans ces pays d'immigration, la part de la
population née à l'étranger était beaucoup plus
importante il y a cent ans.
 La courbe TT représente le
niveau maximum d'intégration économique permis par le
développement technologique. Elle croit continuellement
durant toute la période, mais plus faiblement au XXème
siècle. La courbe PP représente le niveau
d'intégration économique effectivement constaté. L'écart
entre les deux courbes révèle à quelle distance de la
barrière technologique le monde progresse. C'est une
question de politique. Si le développement technologique
explique l'intégration économique du XXème siècle, c'est
la politique qui mène le retour à l'intégration de
l'après Seconde Guerre mondiale, via le Gatt et d'autres
institutions.
Cdp : Les situations sociales,
politiques et économiques qui existaient avant chacune
de ces deux phases de mondialisation étaient
radicalement différentes. En quoi cela a-t-il pu jouer
sur les freins au processus d'intégration
économique ?
K. O'R. : Contrairement à la
fin du XIXe siècle, nous disposons aujourd'hui de toute
une série d'institutions internationales : les
Nations unies, le Fonds monétaire international, la
Banque mondial, l'OMC, etc. Cette situation nouvelle
rend beaucoup moins probable l'option d'une complète
désintégration économique au niveau mondial, comme nous
l'avons connu dans la période d'entre-deux-guerres (voir
ci-dessus).
Au XIXe siècle, les échanges internationaux étaient
fondés sur des accords bilatéraux, rendant très fragile
l'équilibre entre les pays. Dans la situation actuelle
de mondialisation, on est beaucoup moins tenté de faire
cavalier seul, on n'y a plus grand intérêt.
Cdp : A la fin du XIXe siècle,
qui sont les grands gagnants et les grands perdants de
la mondialisation ?
K. O'R. : Les grands perdants
en Europe étaient les propriétaires terriens, qui ont vu
les prix du foncier s'effondrer avec l'augmentation des
importations de céréales bon marché en provenance des
États-Unis, de l'Ukraine et de l'hémisphère sud. Dans le
Nouveau Monde, les grands perdants étaient la masse de
travailleurs non-qualifiés qui ont vu leurs salaires
diminuer à cause de l'immigration d'autres travailleurs
non-qualifiés. Certes, ils continuaient à profiter de la
croissance et d'une hausse de leur niveau de vie, mais
en termes relatifs leur situation se dégradait.
En Europe en revanche, les ouvriers ont été les
grands gagnants : ils ont pu profiter de l'afflux
de nourriture moins cher grâce à la libéralisation des
échanges commerciaux. D'ailleurs, jusqu'à la période
d'entre-deux-guerres, les partis socialistes européens
étaient en faveur du libre-échange.
Cdp : On mesure depuis deux
cents ans une augmentation constante des inégalités.
Sait-on quel est l'impact du processus de mondialisation
sur cette tendance ?
K. O'R. : Il faut bien
distinguer l'inégalité qui existe entre les pays et à
l'intérieur d'un même pays. L'augmentation globale des
inégalités est surtout le fait d'une augmentation des
inégalités entre pays.

L'écart n'a cessé de se creuser entre les revenus des
pays riches et ceux des pays pauvres (voir ci-dessus).
On estime que la mondialisation n'est probablement pas
responsable de cette tendance. Il y a cent ans, la
mondialisation a certainement aidé les pays pauvres à
rattraper leur retard en terme de niveau de vie. Ne
serait-ce que par l'augmentation des salaires liés à
l'émigration. A cette époque, si les écarts de revenus
entre pays se sont creusés, c'est surtout parce que la
révolution industrielle est survenue dans certains pays
et pas dans d'autres. Evidemment le contre argument est
le cas de l'Inde, pour qui on peut estimer que le déclin
industriel est le fait de la concurrence de la
Grande-Bretagne. Mais tout cela n'est que
spéculation.
Cdp : L'étude de l'histoire
économique sur le long terme apporte-t-elle de nouvelles
connaissances pour les débats actuels autour de la
mondialisation ?
K. O'R. : A la fin du XIXe
siècle, les soubresauts de la mondialisation ont conduit
à des tensions politiques. Les grands perdants ont lutté
contre la mondialisation et forcé au recul du
phénomène : restriction de l'immigration, hausse
des droits de douanes, constitution d'un filet de
sécurité sociale pour contrer le libre fonctionnement du
marché, etc.
Au XIXe siècle, les politiques commerciales étaient
surtout le fruit de luttes de classes, lesquelles
étaient très au fait de leurs intérêts à défendre. Nous
ne sommes plus dans ce cas de figure. Hormis peut-être
dans le cas des agriculteurs européens qui savent très
bien où se trouvent leurs intérêts et gardent une énorme
influence sur la politique agricole commune de l'Union
européenne (UE).
Une récente étude collective du Centre for Economic
Policy Research1
montre que l'intégration économique internationale est
nécessaire pour la croissance, mais elle n'est
certainement pas suffisante. C'est un consensus
largement partagé dans la communauté des économistes.
L'histoire nous enseigne qu'il existe des tensions
produites par les forces de marché. C'est donc aux
gouvernements d'assurer la répartition équitable des
fruits de la croissance liée à la mondialisation et
d'assurer un filet social pour sa population. La
politique est toujours nécessaire !
Aujourd'hui, le débat sur la mondialisation tourne
autour des possibilités d'une régulation publique pour
ordonner l'économie mondiale. Le débat est donc devenu
beaucoup plus technique : comment est-ce qu'on
accommode les différentes politiques domestiques avec la
nécessité du libre-échange ? En ce sens, l'UE
constitue un modèle d'intégration économique réussie,
capable de concilier des demandes domestiques diverses
avec un impératif de libre-échange.
Entretien avec Kevin
O'Rourke Trinity College Dublin Dept of
Economics and IIIS Dublin 2 -Irlande
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